Témoignage
«L’inceste que j’ai subi dans l’enfance n’a pas défini ma vie»

Avec courage et sincérité, Yannis* témoigne des actes d’inceste qu’il a subis, à l’âge de 9 ans. Malgré les blessures profondes qu’ont creusées ces agressions répétées, il raconte les étapes de sa guérison et le choix d’avancer, la tête haute, délivré de son passé.
Publié: 01.11.2023 à 18:26 heures
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Dernière mise à jour: 02.11.2023 à 09:47 heures
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Ellen De MeesterJournaliste Blick

«Ça a commencé quand j’avais neuf ans. Pendant plusieurs années, j’ai été répétitivement abusé par un membre de ma famille. Je dirais que cela s’est produit une vingtaine de fois, mais c’est très difficile à quantifier. Les détails ne sont pas importants, je ne tiens pas à revenir dessus. Par contre, ce qui est fou, c’est qu’à cet âge, on ne saisit absolument pas l’ampleur de ce qu’il se passe. Naïvement, on est content de partager un secret, on est fier de cela, on se dit que ça nous lie à l’agresseur... Je l’admirais beaucoup, cette personne, tout en la craignant un peu: je redoutais toujours qu’elle se fâche. L’emprise qu’elle avait sur moi - et qu’elle a toujours un peu d’ailleurs - était immense. Un coup d’œil suffisait à me terrifier, un seul mot pouvait m’intimider.

Et puis le temps est passé, j’ai grandi. Je n’ai pas oublié, bien sûr, j’y repensais souvent. Mais je n’en ai parlé à personne pendant plus de quarante ans. Je crois que j’avais enfermé le souvenir dans un tiroir que je n’ouvrais jamais. Je n’étais pas psychologiquement prêt à y faire face. Jusqu’à ce jour, il y a quelques années, où je n’ai pas eu le choix: je me suis fortement disputé avec cette personne, j’ai croisé son regard et d’un seul coup, tout ce que j’ai vécu m’a tordu les boyaux. Il fallait que ça sorte. Le tiroir s’est ouvert et je n’y ai trouvé que de la colère, une colère impressionnante, bouleversante.

À lire: «Ces gens-là», de Béatrice Riand

L’histoire de Yannis*, dont vous découvrez le témoignage dans cet article, apparaît également dans «Ces gens-là», un ouvrage signé Béatrice Riand et paru le 9 octobre 2023 aux éditions Slatkine. Préfacé par Sarah Briguet, autrice de «Miss à Mort», le livre aborde la thématique de l’inceste, un «tueur en série qui sévit dans la plus grande impunité, parce que ses victimes ne le dénoncent pas dans le délai légal imparti.» Témoignages et récits y sont tissés avec une grande sensibilité, afin de rompre avec le tabou, ouvrir le dialogue et contribuer à briser ce trop douloureux silence.

L’histoire de Yannis*, dont vous découvrez le témoignage dans cet article, apparaît également dans «Ces gens-là», un ouvrage signé Béatrice Riand et paru le 9 octobre 2023 aux éditions Slatkine. Préfacé par Sarah Briguet, autrice de «Miss à Mort», le livre aborde la thématique de l’inceste, un «tueur en série qui sévit dans la plus grande impunité, parce que ses victimes ne le dénoncent pas dans le délai légal imparti.» Témoignages et récits y sont tissés avec une grande sensibilité, afin de rompre avec le tabou, ouvrir le dialogue et contribuer à briser ce trop douloureux silence.

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Ouvrir la boîte de Pandore

Lorsque je l’ai confrontée à ces événements passés, la personne n’a rien nié, mais s’est évertuée à minimiser mon ressenti. Elle ne s’est pas rendu compte à quel point ses actes ont laissé des traces. Alors, j’ai tourné les talons et je suis parti. C’était le bordel dans ma tête, j’ai eu l’impression de m’adonner à un énorme tri mental. Puisque j’avais enfin réussi à briser la glace, j’ai commencé à en parler davantage: j’ai révélé mon secret à ma partenaire, qui n’en savait rien.

L’histoire de Yannis* apparaît également dans «Ces gens-là», un ouvrage signé Béatrice Riand et paru le 9 octobre 2023 aux éditions Slatkine.
Photo: DR

Étrangement, après en avoir parlé, je me suis senti plus isolé que jamais. On a terriblement honte, aussi, alors que ce n’est pas notre faute! Face à de tels traumas, les gens ne savent pas quoi dire, ni quels mots choisir. Alors ils ne disent rien et tentent de s’en détacher, car c’est trop dur. Je les comprends, bien sûr, mais quand on est la victime, c’est parfois difficile à intégrer. Pour cette raison, j’apprécie énormément les rares membres de ma famille et les amis proches qui m’ont envoyé un petit message de soutien, lorsque la vérité a éclaté. Je sais que cela leur a demandé du courage. À leur place, je ne sais pas si j’aurais osé.

Fuir la douleur

Petit, j’avais une enseignante qui m’affirmait que j’étais un pessimiste: heureusement qu’elle m’a dit cela, car par esprit de contradiction, je suis devenu un grand optimiste! Pour moi, les pires défis que nous envoie la vie contiennent une chance de croître, de se renforcer, et d’aider les autres. C’est un processus complètement personnel et il est important de le respecter, peu importe le temps qu’il nous faut!

Bien que je sois passé par de nombreuses étapes, je m’en suis bien sorti. Aujourd’hui, je peux le dire: je suis une personne résiliente. Avant d’en parler, lorsque j’hébergeais ce lourd secret, j’ai sombré dans l’alcoolisme. Sans doute que c’était un moyen de fuir ce que je n’étais pas encore prêt à affronter, de maintenir mes tiroirs fermés. J’ai continué sur ce chemin, en noyant mes émotions, jusqu’à contracter une pancréatite qui m’a sauvé la vie. Les belles rencontres que j’ai faites à l’hôpital, la nécessité de prendre soin de mon corps… tout cela m’a permis de retrouver une forme d’amour et de respect de moi-même. J’ai arrêté de boire et je n’ai plus jamais fait marche arrière. Il faut dire que quand je prends une décision, je suis très obstiné.

L’amour comme pilier

Ma femme et mes enfants ont aussi contribué à ce renouveau. Je crois que ce sont les piliers de notre vie qui nous permettent d’avancer: quand le destin nous assène une gifle et qu’on se trouve désarçonné, tant qu’on s’accroche à eux, on ne tombe pas. Mon épouse est quelqu’un d’extraordinaire. Elle aurait pu mille fois partir, mais elle est restée auprès de moi. Elle m’a encouragé à découvrir la spiritualité, à méditer, à accueillir mes émotions… Tout ce travail sur moi-même, accompli grâce à elle, m’a sans doute amené au moment fatidique où j’ai enfin pu tout lâcher. Je pense que c’est cela qui a empêché tous les plombs de sauter, lorsque j’ai confronté mon agresseur. Sans tout ce travail, je pense que j’aurais explosé.

Aujourd’hui, je sais qu’il est important de parler. Après avoir participé à une émission de radio sur le thème de l’inceste, j’ai décidé de tout révéler à mes enfants. Ce n’était pas facile, mais maintenant que les verrous ont sauté, je veux briser le tabou, aider un maximum de victimes. Si mes propos permettent à une seule personne de se sentir moins seule, je serai le plus heureux. Car ce n’est pas une sentence! On peut continuer à vivre, décider d’avancer, continuer à rire, à aimer, prendre cette blessure comme un outil et s’y appuyer pour grandir.

Se libérer pour de bon

Je crois que je suis en cours de libération de l’emprise que la personne tient encore sur moi. Si elle s’était excusée, j’aurais pu tenter de la comprendre, essayer de sauver les liens familiaux… mais elle ne l’a pas fait. Quand on révèle des actes d’inceste, la famille vole en éclats, évidemment. C’est aussi cela qui rend la prise de parole aussi difficile. Mais un jour, je sais que je devrai définitivement couper les ponts. J’ai appris que la famille, celle qui compte, c’est celle qu’on choisit. La circulation des idées est plus importante que la circulation sanguine; il faut avoir les mêmes valeurs, davantage que les mêmes gènes.

Mon passé m’a permis de mieux comprendre les gens qui m’entourent. Je suis empathique, je ne juge personne. Et ce que j’ai subi n’a pas défini ma vie. Je suis, malgré tout, un homme heureux! Je ne pense pas à pardonner, juste à comprendre, afin de pouvoir avancer. Je suis fier de qui je suis et je souhaite que cela donne de l’espoir à d’autres. À toutes les personnes qui ont été abusées, attendez d’être prêtes pour parler. Donnez-vous le temps dont vous avez besoin, mais le plus rapidement est le mieux. Et si c’est trop tard pour vous, parlez pour les suivants. Pour que plus personne n’ait à vivre cette souffrance.»

*Nom connu de la rédaction 

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