«Vous êtes devenu chiant»
Pourquoi se sent-on obligé de boire de l'alcool?

Deux spécialistes nous éclairent sur les injonctions sociales et les préjugés qui invitent l’alcool dans nos vies de façon insidieuse.
Publié: 02.05.2024 à 17:59 heures
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Dernière mise à jour: 03.05.2024 à 17:59 heures
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Ellen De MeesterJournaliste Blick

«Vous êtes devenu chiant». Les mots de la journaliste Léa Salamé ont sonné faux, pour l'humoriste Artus qui lui annonçait son arrêt de l'alcool et de la cigarette sur le plateau de l'émission française Quelle époque!, le samedi 27 avril dernier. Soulignant en réponse une réaction «très française», Artus a alors ouvert un débat qui a beaucoup fait réagir les réseaux sociaux et la presse. L'alcool, le plus populaire des sujets tabous, agite la société française.

Le phénomène ne concerne pas seulement nos voisins, réputés pour être d'inégalables épicuriens, surtout à l'heure du pastis. En Suisse aussi, qui n'a pas déjà entendu «Tu ne bois rien, tu es sûr?», «Ah, mais t’es pas marrante!», «Vas-y, juste pour trinquer!» Ces phrases innocentes, prononcées par-dessus un verre de Ginger ale, s’infiltrent dans notre esprit pour y pondre toutes sortes d’émotions: agacement, colère, culpabilité, inquiétude… Bien qu’ils se raréfient, dans une société de plus en plus soucieuse de son bien-être, ces petits commentaires tapis sous le comptoir guettent encore les personnes qui ne boivent pas. Ou qui ne boivent plus. 

D’après l’Office fédéral de la santé publique, 250’000 à 300’000 personnes souffrent d’alcoolodépendance en Suisse, parfois sans même s’en rendre compte. Mais d'où vient cette pression sociale à boire? Pour en avoir le cœur net, nous avons posé la question à deux spécialistes. 

D'après l'OFSP, 250'000 à 300'000 personnes souffrent d'alcoolodépendance en Suisse.
Photo: Shutterstock

L’alcool fait partie de nos réflexes

Ainsi que le souligne Sophie Nicole, directrice de la Clinique Belmont, un établissement genevois spécialisé dans le traitement des addictions, cette pression est plutôt courante: «Nous vivons toujours dans une société où le fait d’offrir une boisson alcoolisée constitue une marque d’attention et d’appartenance au groupe, pointe-t-elle. L’idéologie selon laquelle une personne qui ne boit pas est sectaire, sérieuse, pas drôle ou différente, existe encore.»

En effet, la société nous conditionne à la consommation d’alcool dès le plus jeune âge: notre intervenante cite notamment l’exemple du Champomy, un mousseux à base de jus de pomme, servi aux enfants dans les contextes festifs: «Ce type de boisson habitue psychologiquement les plus jeunes à être face à la bouteille, à l’associer aux célébrations, à boire dans une coupe... Ce rituel est donc associé au fait de devenir adulte. Heureusement, une prise de conscience est en cours: on l’avait déjà vu avec les cigarettes en chocolat, désormais interdites.»

L’injonction diminue, surtout dans les villes

Sandro Cattacin, professeur ordinaire au Département de Sociologie de l'Université de Genève remarque toutefois une nette réduction: «La pression à boire de l'alcool était encore plus présente dans les sociétés de l’après-guerre. À cette époque, quiconque ne s’adaptait pas à la norme était immédiatement stigmatisé. Or, depuis les années 1970, on note un changement social important, esquissant une certaine individualisation, avec la possibilité de faire d’autres choix que la masse. Dans ce cadre, il est mieux accepté de renoncer à boire de l’alcool, surtout quand on relie ce choix à des raisons de santé physique ou mentale.» Pour l’expert, le véritable problème réside moins dans la pression sociale que dans le fait de consommer en toute solitude, afin d’éviter certaines remarques. 

Aussi constate-t-il que l’injonction à boire est plus rare dans les contextes urbains qu’en périphérie, où la population est plus homogène: «Plus une population est hétérogène, moins on observe ce type d’injonction», résume-t-il. 

La pression trahit une peur du rejet

Ainsi, lorsqu’un membre d’un cercle social bien installé choisit de renoncer à l’alcool, le reste du groupe peut réagir fortement: «Cela renvoie les autres membres du groupe à leurs propres habitudes, analyse Sophie Nicole. Ils tendront par exemple à souligner qu’on ne peut pas trinquer avec un verre d’eau etc… Ces fausses idées contribuent à stigmatiser la personne et, selon son vécu et sa personnalité, elle risque alors de se sentir rejetée.» 

Ce type de stigmatisation est particulièrement douloureux pour les ados, très vulnérables à la pression: «Chez les jeunes, la consommation d’alcool peut devenir une démonstration, une tentative de prouver qu’on est devenu adulte, confirme Sandro Cattacin. Cela peut devenir une forme de rituel, une manière de souligner l’appartenance à un groupe en acceptant des épreuves ou en s’adaptant au comportement des autres, au risque d’être rejeté.» 

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Des associations sont là pour vous aider en cas d'addictions. Si vous vous sentez en danger, prenez contact avec des spécialistes.

L'association Addiction Suisse possède une ligne téléphonique gratuite au 0800 105 105.

Vous pouvez également retrouver le répertoire des ressources en Suisse sur le site de Rel'ier

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Oser s’affirmer, sans se justifier

Notre expert rappelle que cette intense période de socialisation débute à partir de 12 ou 13 ans et s’étend jusqu’à la fin de l’adolescence, phase caractérisée par l’émancipation et le développement d’une personnalité: «À partir de là, la différence peut même devenir valorisante, relève-t-il. Notre société actuelle est fortement basée sur l’individualisation et la singularisation, notamment dans nos régimes ou préférences alimentaires.» 

Pour rester aligné sur notre décision de s’abstenir, même quand notre cercle social clame son étonnement, Sophie Nicole conseille donc de revendiquer son choix avec fierté: «Aux jeunes, qui craignent d’être rejetés s’ils refusent de boire ou de fumer, il convient de rappeler qu’une telle consommation ne les rendra pas plus appréciée et ne fera pas d’eux une meilleure personne, ajoute-t-elle. On peut être un camarade très aimé sans participer à ces activités!»

Petit à petit, le paradigme s’inverse. Pour conclure, notre intervenante cite l’exemple des «Sobreliers», formés pour associer les mets à des boissons non alcoolisées: «Cela va contribuer à démocratiser la notion qu’on peut profiter d’un bon repas sans boire de vin», se réjouit-elle. 

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