Réouverture au Beau-Rivage
Anne-Sophie Pic vise les trois étoiles à Lausanne

La Française, cheffe la plus étoilée au monde, inaugure son restaurant entièrement rénové au beau-Rivage Palace à Lausanne. Elle l'assure à Blick: avec pareil écrin, ce sera les trois étoiles Michelin, sinon rien.
Publié: 05.09.2024 à 11:23 heures
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Dernière mise à jour: 05.09.2024 à 14:58 heures
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Fabien GoubetJournaliste Blick

Les ouvriers accrochent les gigantesques miroirs aux murs, tandis que d'imposantes bonbonnes de boissons fermentées patientent paisiblement sur le bar. C'est l'heure du dernier coup de peigne au Beau-Rivage Palace, à Lausanne. Après presque un an de fermeture pour rénovation, le restaurant Pic s'apprête à rouvrir ses portes au public ce 5 septembre. Plus aéré, plus lumineux, plus féminin aussi, le nouvel écrin en tons pastels dessiné par l'architecte parisien Tristan Auer ravit la Française de 55 ans, cheffe la plus étoilée du monde avec 11 étoiles. Celle-ci a répondu aux questions de Blick.

Anne-Sophie Pic, comment vous sentez-vous, quelques jours avant la réouverture de votre restaurant?
Je suis avant tout joyeuse de revoir cet établissement qui est cher à mon cœur, puisqu'il s'agit de mon premier restaurant hors les murs après celui de Valence. C'était il y a 15 ans. Cela me donne une énergie nouvelle, je suis sûre que nous allons pouvoir pousser encore un plus les limites de ce restaurant, que nous allons encore progresser.

Vous voulez dire aller chercher une troisième étoile Michelin?
C’est clairement notre objectif. Le Beau-Rivage Palace nous a mis dans les mains un outil exceptionnel. Avoir un écrin pareil sans désir d'obtenir une troisième étoile serait impensable! Il y a une très grande énergie au sein des équipes avec cette réouverture, nous allons l'utiliser pour aller chercher les récompenses.

Anne-Sophie Pic l'assure: avec un tel restaurant de tels moyens à sa disposition, l'objectif est de décrocher une troisième étoile à Lausanne.
Photo: Mike Wolf

Qu'est-ce que la femme la plus étoilée au monde vient faire à Lausanne?
J’ai un véritable attachement pour Lausanne. Adolescente, je passais les vacances d'été ici, dans la famille de mon père. La ville était aussi pour mes parents l'occasion d'une halte lorsque nous nous rendions en Autriche. J'ai donc tissé des liens extrêmement forts avec Lausanne.

Un jour où j'étais venue cuisiner au Beau-Rivage pour une soirée ponctuelle, le directeur d'alors m'a proposé le challenge de reprendre ce restaurant. On peut dire que je suis tombée à pic!

Quels changements avez-vous voulu apporter?
Dès qu'on pénètre dans la salle, on se rend tout de suite compte que c’est plus doux, plus lumineux avec de nombreuses ouvertures sur l'extérieur. Je dirais que le restaurant est désormais plus féminin. Nous avons imaginé l'espace à travers plusieurs lieux, dont la terrasse qui fait partie intégrante du restaurant, le jardin, où se trouvera une table sous pergola. Mais la pièce maîtresse est sans aucun doute la table de création [elle désigne le bar].

Euh, vous voulez dire le bar?
Nous l'avons appelé ainsi parce que c'est plus qu'un bar, c'est une étape de l'expérience au cours de laquelle les clients vont venir pour découvrir des pairings particuliers. C'est un élément que nous avons beaucoup développé avec Paz Levinson, la cheffe sommelière du groupe Pic. Avec elle, nous avons poussé les choses beaucoup plus loin pour proposer des accords uniques entre les assiettes et des boissons avec ou sans alcool.

On associe souvent votre cuisine à «l'imprégnation», ça veut dire quoi?L'imprégnation, c'est la philosophie de ma cuisine. C'est une manière de créer des plats avec pour fil conducteur la trame aromatique.

Il va falloir expliciter tout ça…
Lorsque je crée un plat, je réfléchis en premier lieu à un accord. Pour ce faire, j'aromatise un produit avec un autre, tout en gardant la valeur intrinsèque du premier. C'est ça, la trame aromatique. C'est le point de départ, et cela crée une dynamique et un séquençage des saveurs: on sent cet accord évident à la première bouchée, puis les choses évoluent aux bouchées suivantes, avec un jeu de textures, un agencement des ingrédients, ou encore un changement de température.

La cheffe note les accords auxquels elle pense pour ses trames aromatiques dans de petits carnets dont elle ne se sépare jamais.
Photo: Blick

C'est finalement assez similaire à des assemblages de vin ou de champagne, dans lesquels la combinaison des cépages crée une série de goûts qui vont être perçus de manière séquentielle avec une première attaque, une note finale, des modifications de températures qui changent encore la perception, et ainsi de suite.

Un exemple?
Je dis toujours qu'un plat, c’est un chemin. Le point de départ, c'est la trame aromatique. Un accord eucalyptus et bergamote par exemple. Je fais quoi avec ça? Un champignon. D'accord mais quel champignon? Comment je fais aimer telle ou telle variété à un public français ou suisse? Avec quoi? Ha tiens, du miso. Et quelle cuisson? Grillé? À l'étuvée? Et puis la consistance? Comment j’amène du croustillant à ce champignon? Je le sers avec quelle sauce? C'est tout ce questionnement qui est au cœur du processus de création.

Vous faites de la cuisine, finalement.
Oui, c'est de la cuisine. Mais un peu particulière quand même! (elle rit).

Vous pensez à quoi, en cuisinant pour les autres?
Je cherche l’émotion. Toucher le client, sa mémoire. Et atteindre une certaine forme d'évidence, autrement dit que le plat achevé n’aurait pas pu exister autrement.

Quels chefs vous ont inspirée?
Pierre Gagnaire, un chef doté d'une certaine folie et dont la cuisine part dans tous les sens. Ou encore Michel Bras et Nadia Santini, deux chefs autodidactes comme moi, qui ont été très inspirants dans ma carrière.

Vous ne citez pas votre père Jacques et votre grand-père André ?
Lorsque j'ai repris le restaurant familial en 1997, je savais ce qu'ils faisaient, mais ce n'est pas leur cuisine que j'avais en tête. Bien sûr, j'ai ressorti leurs recettes pour trouver les traceurs du bar au caviar de mon père, ou du gratin d'écrevisses de mon grand-père. Les comprendre, c'était une chose, les refaire en était une tout autre. Le fait d'être une femme autodidacte m'a permis de ne pas vraiment reproduire leur cuisine. Ils m'ont influencée, mais je ne l'ai pas reproduite.

Ce n'est que beaucoup plus tard, quand j’ai trouvé ma voie, que j'y suis revenue en y apportant une touche de modernité. Car finalement, on revient toujours aux classiques français. Je ne suis pas la seule: de nombreux autres chefs finissent par ouvrir un bistro de cuisine française classique.

La prépondérance croissante du végétal en cuisine convient-elle à une cheffe telle que vous?
Forcément, oui. Le carné possède d'évidentes limites, d'autant que l'on mange toujours les mêmes viandes. Le végétal, lui, est doté d'une puissance aromatique infinie, on peut le tordre dans tous les sens et créer de multiples associations. A chaque fois où je crains de ne pas trouver l'inspiration pour le futur, je me rassure souvent en pensant aux ingrédients végétaux, une source inépuisable.

Peut-on imaginer un jour un restaurant Pic végétarien?
Ha ha, oui, ce serait une bonne idée. J'adorerais! Même la cuisine végane m'intéresse!

En attendant, la fine gastronomie a du mal a se passer de viande, non?
C'est vrai. personnellement, je n'exclus pas la viande. C'est dans mon éducation, et puis j'aime la travailler et la servir. RIen n'empêche par contre d'en manger beaucoup moins – ce que je fais moi-même.

Justement, qu'est-ce qu'elle mange, Anne-Sophie Pic? C'est quoi, votre plat doudou?
Mon carburant, c'est le thé et un carré de chocolat. Mais quand le frigo est vide et que je dois me cuisiner quelque chose de rapide et réconfortant, j'associe un végétal et un œuf mollet, c'est magique.

Avec sept restaurants, vous êtes encore beaucoup en cuisine?
Qu’on puisse dire que je ne cuisine pas, c’est l’insulte suprême! Travailler en cuisine, c’est ce qui m’anime. Je ne peux pas imaginer m’en éloigner. Je fais encore les sauces, je contrôle certaines tailles de légumes dans les assiettes. Il y a des choses que je ne fais plus, comme la mise en place. Je me concentre surtout sur la création, mais je cuisine! Et puis, je suis à une période de ma vie où je forme les chefs de demain.

C’est pour cela que vous ouvrez des restos?
Ouvrir un nouveau restaurant, c’est surtout rencontrer des gens et découvrir de nouvelles techniques. Ici à Lausanne, on fait maturer les poissons pêchés dans le lac. C'est une technique que j'ai découverte à Londres [où elle possède un restaurant, ndlr] où il existe une forte culture en la matière. Chacun de mes restaurants porte en lui une connaissance, des techniques, une culture qui leur sont propres.

Vous êtes la femme la plus étoilée au monde, pourtant, la «grande» cuisine reste une affaire d'hommes.
Non, les femmes sont là, elles sont nombreuses.

Moins dans les distinctions…
C’est une question de temps. Il peut y avoir des injustices, mais les femmes sont là. Il y a aujourd'hui une mixité et une reconnaissance des femmes qui n’existait pas il y a dix ans. Les choses évoluent.

Êtes-vous féministe?
Être féministe, c’est croire en la femme, donc oui, je suis féministe. Mais je n'ai pas une posture de rejet. Ce que j’attends des hommes, c’est simplement qu'ils aient de la reconnaissance pour les femmes.

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