L'ancien Premier ministre français Alain Juppé à Genève ce mardi
«Ne partons pas de l'hypothèse que la France peut devenir la Suisse»

L'ancien Premier ministre est à Genève ce mardi 7 novembre pour présenter son livre «Une histoire française». Et bien, justement, parlons d'histoire et de la France…
Publié: 06.11.2023 à 20:32 heures
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Dernière mise à jour: 07.11.2023 à 14:39 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

A quoi ressemble la France selon Alain Juppé? Agé de 78 ans, l’ancien Premier ministre et ex-candidat à la présidentielle, aujourd’hui membre du Conseil constitutionnel, sera présent à Genève ce mardi 7 novembre pour un diner-débat autour de son livre de mémoires «Une histoire française» (Ed. Tallandier).

En exclusivité, Blick l’a rencontré avant son déplacement en Suisse. Entretien corseté par les obligations liées à ses fonctions de juge constitutionnel. L’occasion de revenir, en quelques mots-clés, sur une vie politique exceptionnelle, dans un pays qui le chahuta souvent.

ELITISME. Alain Juppé, vous êtes surdiplômé, pur produit de la «méritocratie républicaine». Vous êtes sorti cinquième de l’Ecole Nationale d’Administration – promotion «Charles de Gaulle» 1970-1972 – qui a aujourd’hui disparu. Bref, l’élitisme si décrié aujourd’hui, vous connaissez…
Et je le revendique comme tel! Pour moi, le mot «élite» a une charge positive. Je sais que dans l’opinion, les choses sont plus ambiguës. On aime s’en prendre aux élites. On considère presque ce terme comme repoussant. Mais les Français sont très contradictoires. Ils adorent avoir des champions aux Jeux Olympiques, des acteurs vénérés et reconnus internationalement. Ils savent, dans leur for intérieur, que tout pays a besoin d’une élite. Le problème, c’est le recrutement de celle-ci. D’où viennent ceux qui dirigent? Qui sont «les premiers de la classe» quel que soit le domaine? Vous connaissez ce mot «ascenseur social» souvent utilisé. On dit qu’il fonctionne moins bien en France. C’est là qu’est le problème, mais qui est capable de le quantifier? Ce que je constate, oui, c’est le durcissement de la ségrégation sociale. Une sélection à rebours s’est installée, qui n’est plus basée sur le mérite. La cooptation et l’entre-soi sont les fossoyeurs de l’élite.

L'ancien premier Ministre français était au Mans à la Librairie Thuard pour dédicacer son dernier livre «Une histoire Francaise».
Photo: DUKAS
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GAULLISME. Votre autre affaire, c’est le Gaullisme. Toujours pertinent, en 2023?
Au vu du nombre de formations qui se réclament du gaullisme, même parmi ceux qui ont combattu jadis le Général de Gaulle, la réponse est oui. C’est quoi le Gaullisme? Tout, sauf une idéologie. C’est un corps de doctrine qui permet de s’adapter à des situations différentes, creusé dans le sillage d’une personnalité exceptionnelle, à la jonction de deux idées: une idée de la France et une idée de l’homme. Le Gaullisme, c’est d’abord du patriotisme. Pas le nationalisme qui peut conduire à la haine des autres, mais l’amour des siens. Et il y a le côté social: la conviction profonde que les salariés ne sont pas des pions que l’on déplace, qu’ils doivent participer au capital. C’est surtout une certaine conception de la vie publique, le refus de l’opposition systématique, le volontarisme incarné durant et après la guerre par le Conseil national de la résistance. Je ne fais pas partie de ceux qui nient l’existence du clivage droite-gauche, ou qui l’estiment dépassé. Il se trouve juste que De Gaulle, par sa formation et son milieu professionnel, se situait au-dessus de cela, même s’il avait une vision plutôt de droite de la société. Être gaulliste, c’est surtout refuser la résignation.

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«Face à la perte de repères, on voit partout monter la radicalisation, l’hystérisation et les extrêmes qui les instrumentalisent»
Alain Juppé, ancien Premier ministre français
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FRACTURES. Parlons de vous. En 1995, Jacques Chirac remporte la présidentielle sur le thème de la fracture sociale. Fracture: ce mot hante la France, jusqu’à aujourd’hui avec les manifestations violentes, l’explosion des actes antisémites…
La France s’est toujours divisée. C’est ainsi. Prenez l’affaire Dreyfus! Que le mot «fractures» soit indissociable de l’histoire de notre pays, c’est vrai. Ce qui se passe aujourd’hui avec l’antisémitisme est toutefois très différent. Il prend de nouvelles formes qui appellent une condamnation et une réaction vigoureuses de la communauté nationale. Laissez-moi maintenant clarifier certaines choses sur la fracture sociale, en 1995. Il est inexact de dire que nous l’avons ignoré, une fois Jacques Chirac élu. On s’y est attaqué tout de suite, avec la mise en place du contrat «initiative-emploi». Quant à la violence, regardons autour de nous en Europe: l’Italie a eu les brigades rouges, l’Allemagne a connu des épisodes de terrorisme, l’Espagne a été broyée par une guerre civile. Parlons des grèves aussi: il y en a eu de très violentes en Grande-Bretagne. Cette année, les salariés de l’industrie automobile américaine ont cessé le travail durant des mois. Ma préoccupation dépasse les frontières de la France: face à la perte de repères, on voit partout monter la radicalisation, l’hystérisation et les extrêmes qui les instrumentalisent. L’urgence, c’est de se mobiliser dans le sens contraire, de prôner la modération, le sang-froid, la réflexion, le fonctionnement de la raison, le doute méthodique avant de décider. Car il faut décider!

REFERENDUM. L’ancien Premier ministre que vous êtes a-t-il conscience de la crise que traversent les démocraties représentatives?
C’est la crise majeure. C’est celle qu’il faut résoudre. Le référendum est-il le moyen d’y parvenir? Il est vrai que les Français souhaitent voter plus souvent, et se prononcer davantage. Il est vrai aussi que les modifications constitutionnelles de 2008, supposées permettre plus de référendums, sont un échec. Emmanuel Macron propose à nouveau de réformer la constitution. Il l’a annoncé. Le gaulliste que je suis ne le redoute absolument pas. Mais ne partons pas de l’hypothèse que la France deviendra la Suisse. C’est absurde. Les peuples ne se ressemblent pas. J’ajoute une considération qui touche tous les domaines de l’action publique et le fonctionnement de l’État. En France aujourd’hui, plus de 90% d’une classe d’âge termine ses études secondaires et obtient le baccalauréat. Contre moins de 5% au début du XXe siècle! Ça change tout dans le comportement des gens et des électeurs. Ils ne sont plus prêts à déléguer leur pouvoir.

ÉTAT. Il fonctionne encore, l’État en France?
Il fonctionne, mais il succombe aussi sous le poids du manque de culture d’évaluation et des dépenses publiques toujours plus élevées. On manque d’une culture de l’efficacité. On évalue très rarement les résultats des lois. On préfère pondre un nouveau texte législatif plutôt qu’évaluer, corriger. Je le reconnais: il y a quelque chose qui ne marche plus.

BORDEAUX. Votre mandat de maire fut votre plus belle expérience politique?
Posez la question à tous les élus français. Ils vous diront que le mandat de maire, même s’il devient compliqué à exercer aujourd’hui, est celui qui leur a donné le plus satisfaction. Député? Vous êtes dans une minibulle parlementaire. Ministre? Vous rentrez dans la bulle gouvernementale. Premier ministre? Vous êtes entièrement prisonnier de la bulle. Maire, c’est autre chose. Vous êtes dans la vie réelle et c’est ce qui s’est passé pour moi à Bordeaux. Les quais de la Garonne ont été réhabilités. Ils sont désormais un lieu de vie unanimement apprécié. Là, j’ai le sentiment d’avoir été utile. Le mot fierté peut sembler arrogant. Mais j’ai été fier d’être maire.

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«La Suisse a fait un choix respectable. Mais réfléchissons un peu: est-on capable, seul, de relever les défis qui se présentent pour nos démocraties de liberté?»
Alain Juppé, ancien Premier ministre français
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PRÉSIDENT. Puisque c’est moins bien que maire, à quoi bon?
(Rires). On peut quand même essayer! Mais si on ne réussit pas à être élu Président de la République, comme ce fut mon cas, il ne faut pas plonger dans l’amertume. Ce fut une belle, très belle aventure qui n'a pas marché. Point.

EUROPE. Vous serez ce mardi en Suisse, dans un pays qui a refusé d’intégrer l’Union européenne. L’Europe, vous y croyez encore?
Elle est de plus en plus nécessaire. Et d’ailleurs, plus personne ne la remet en cause parmi les dirigeants qui l’ont tant critiqué. Regardez ce que fait Giorgia Meloni en Italie. Est-ce qu’elle propose à son pays de sortir de l’UE ou de l’euro? Et Marine Le Pen, est-ce qu’elle prône encore l’abandon de la monnaie unique? Vers qui on s’est tourné, durant la pandémie de Covid 19, pour mutualiser les achats de vaccins? Qui finance les investissements dans les infrastructures d’avenir, grâce aux 750 milliards d’euros empruntés ensemble par les 27? La Suisse a fait un choix respectable. Mais réfléchissons un peu: est-on capable, seul, de relever les défis qui se présentent pour nos démocraties de liberté? Et parlons des faits concrets: suis je moins français parce que mon pays est membre de l’Union? Les Italiens sont ils moins Italiens? Dire, comme je le pense, que l’Europe n’est plus le centre du monde, ne doit pas conduire à baisser les bras dans une sorte de «Tout fout le camp» généralisé. Le meilleur moyen de défendre nos libertés, c’est de le faire ensemble.

INDEPENDANCE. De Gaulle, justement, a creusé un sillon international. Il fut l’homme de la grandeur et de l’indépendance de la France, parlant à tous. Le «sud global» dont on parle aujourd’hui, il le comprendrait?
De Gaulle est l’homme de son histoire, de son époque. Or celle-ci fut marquée, dans les années 1950-1960, par le «non alignement». La volonté de ne pas épouser les thèses de l’Occident, de ne pas s’aligner sur les États-Unis était déjà présente au sein de ce qu’on désignait alors comme «le tiers-monde». Rien de neuf, même si ces «non alignés» raisonnaient davantage en termes Est-Ouest que Nord-Sud. Et maintenant? C’est quoi le soi-disant «Sud global» ? Un ensemble hétérogène de pays qui ont pour seul point commun le rejet de la prétention de l’Occident à imposer ses valeurs. Ce n’est pas nouveau! Et c’est surtout un combat entre démocraties de liberté et régimes plus ou moins autoritaires. Un certain nombre de pays ont une autre vision que nous de l’organisation politique. Soit. Ils rejettent ce qu’ils considèrent comme du prosélytisme occidental, voire du colonialisme. Soit. Mais n’en tirons pas trop de conclusions hâtives. Je n’aime pas pour ma part, et je juge infondé, le concept de «Françafrique». Ce mot me paraît complètement dépassé. Je dis cela parce que souvent, la colonisation perdure davantage dans la tête des ex-colonisés que dans celle des ex-colonisateurs.

ÉTATS-UNIS. Vous en parlez très peu dans vos mémoires. C’est quand même la première puissance mondiale…
Vous avez raison. C’est une lacune d’autant plus anormale que j’ai bénéficié, dans ma jeunesse, d’une bourse du département d’État qui m’a permis de visiter ce pays que j’ai ensuite beaucoup fréquenté. Mon point de vue: Gaulliste toujours! Les Américains sont nos alliés historiques avec qui nous partageons des valeurs fondamentales. Le Général de Gaulle avait su prendre ses distances quand il le fallait, point. Le problème auquel nous devons faire face aujourd’hui, c’est une démocratie américaine malade. On le voit avec le spectacle au Congrès. Or, nous avons tous intérêt à une démocratie américaine forte.

A lire: «Une histoire française» par Alain Juppé (Ed. Tallandier)

Alain Juppé est l'invité ce mardi 7 novembre de l'association Convergences pour un diner-débat à Genève. Le débat sera animé par Richard Werly. L'ancien premier ministre participera ensuite mercredi 8 novembre à l'émission «Le poing» de Laetitia Guinand sur Léman Bleu. Diffusion à 20 heures. 

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