Angela Stent, spécialiste du Kremlin
«Plus Poutine vieillit, plus il est déterminé»

Angela Stent craint que la guerre en Ukraine se termine sans traîner en longueur, et qu'elle puisse s'étendre à la Pologne ou à d'autres pays. Elle répond à nos questions brûlantes sur le despote Vladimir Poutine, et ce qu'il se passe vraiment dans sa tête.
Publié: 04.04.2022 à 10:52 heures
Fabienne Kinzelmann

Peu d’experts occidentaux ont rencontré le chef d’État russe aussi souvent qu’Angela Stent. En tant qu’officier de renseignement pour le secrétaire d’État américain et en tant que scientifique, elle a suivi de près son parcours. La spécialiste du Kremlin explique le monde de Poutine et ses objectifs.

Professeure, que se passe-t-il en ce moment dans la tête de Poutine?
Angela Stent: Je pense qu’il est toujours inquiet au sujet de l’effondrement de l’Union soviétique et des Russes qui sont depuis restés hors du territoire national. L’idée que les Ukrainiens ne sont pas différents des Russes l’obsède aussi. Il l’a d’ailleurs exprimé à plusieurs reprises au fil des ans.

Vous avez rencontré personnellement Vladimir Poutine au moins 15 fois. Comment a-t-il changé au fil des ans?
Poutine est devenu beaucoup plus agressif dans son idéologie anti-américaine. La conférence à laquelle j’assiste depuis de nombreuses années rassemblait, au début, un petit cercle intime avec une majorité d’Américains et d’Européens. Aujourd’hui, elle est beaucoup plus grande, et il y a beaucoup plus de Chinois et d’autres nations autoritaires. Lors du discours de Poutine là-bas l’année dernière, auquel j’étais connectée uniquement en raison de la pandémie, il a attaqué les Etats-Unis sur le politiquement correct, leur traitement des LGBTQ, ce qu’il nomme la «discrimination positive», ainsi que sur leur hyperconscience sur les questions de justice sociale et de racisme dans les universités, par exemple. Il voit la Russie comme une défenseuse des valeurs traditionnelles.

D'origine britannique, Angela Stent dirige le Centre d'études de l'Europe de l'Est à l'université de Georgetown à Washington.
Photo: zVg
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Était-il différent avant? C’est ce que certains en Occident semblent croire, en tout cas.
Non, il a toujours nourri ce ressentiment. En 2001 et 2002, il a brièvement semblé que les relations entre les Etats-Unis, la Russie et l’Occident allaient s’améliorer, si l’on se réfère au discours que Poutine a tenu à l’époque au Bundestag allemand et au soutien qu’il a apporté aux Etats-Unis après le 11 septembre. Mais ses opinions n’ont pas changé. Le temps lui est compté, désormais. Plus il vieillit et réfléchit à la durée de son mandat, plus il est déterminé à faire réellement ce qu’il ne faisait qu’évoquer auparavant — comme nous pouvons le voir aujourd’hui avec cette guerre en Ukraine. La guerre en Géorgie et le conflit au Donbass étaient localisées, il y avait une certaine retenue, une sorte de sens du pragmatisme et de la mesure. Poutine est devenu plus intrépide. Il est manifestement prêt à prendre de gros risques dans un conflit où la Russie n’est vraiment pas en très bonne position.

Vladimir Poutine est-il malade?
Il y a des rumeurs à ce propos, oui. Depuis un certain temps, déjà. C’est peut-être une bonne chose quand on le regarde et qu’on voit comment il se comporte… Nous n’en avons toutefois pas la preuve.

On sait que Poutine n’utilise pas de smartphone. Qui écoute-t-il et sait-il seulement à quel point les troupes russes se battent mal?
Nous savons qu’il ne s’entoure que d’un tout petit groupe de personnes, dont fait partie le ministre de la Défense, qui a disparu pendant quelques semaines mais est maintenant de retour. Le groupe comprend probablement aussi les chefs des services de renseignement et le conseiller à la sécurité. Nous estimons qu’il est composé de quatre ou cinq personnes. Ce cercle est une sorte de boîte noire. Nous devons partir du principe que ces personnes lui disent ce qu’il veut entendre, car il est évident qu’il a fait un mauvais calcul en ce qui concerne la prise de Kiev. La situation est similaire à celle d’autres dictateurs: les gens autour d’eux craignent de lui annoncer de mauvaises nouvelles et de lui dire la vérité.

Pensez-vous qu’il y ait eu un moment où l’Occident aurait pu empêcher l’invasion?
Je n’en vois aucun. La Russie a planifié l’invasion et a déployé les troupes dans cet objectif dès octobre. C’était très intelligent de la part des Etats-Unis de partager avec leurs alliés européens certaines informations provenant de leurs services de renseignement afin que ceux-ci comprennent ce qui était en train de se passer. Nous avons également fait comprendre à la Russie que nous savions ce qu’ils faisaient. Le directeur de la CIA était encore à Moscou. Il a rencontré Poutine et lui a déclaré: «Nous savons ce que vous voulez faire et des sanctions pourraient suivre.» Je ne pense pas que cela aurait fait une grande différence si nous n’avions pas annoncé ces sanctions, à part si les Etats-Unis avaient accepté toutes les conditions présentées par Moscou en décembre… Mais dès le départ, ce n’était pas une option.

Moscou semble avoir renoncé à certaines exigences, mais insiste pour que l’Ukraine devienne neutre, soit exclue d’une adhésion à l’OTAN et renonce à la Crimée et au Donbass. Cela suffirait-il vraiment à satisfaire Poutine?
Je pourrais l’imaginer s’il y avait des négociations sérieuses, ce que la Russie n’est pas prête à faire actuellement. Poutine voulait soumettre l’Ukraine et implanter un gouvernement pro-russe à Kiev. Mais il n’y est pas parvenu. Il se pourrait donc qu’il se contente de moins à court et moyen terme. A long terme, son désir est de créer un genre de confédération slave avec l’Ukraine et la Biélorussie. Il a également des vues sur la Pologne et d’autres pays. Il veut y avoir de l’influence. Son objectif, c’est de renégocier la fin de la guerre froide. S’il reste au pouvoir suffisamment longtemps et dispose d’assez de ressources, il ne va pas s’arrêter avec l’Ukraine. Mais tout cela est très hypothétique.

S’il le pouvait, pensez-vous qu’il attaquerait aussi la Pologne, membre de l’OTAN?
Il pourrait au moins déstabiliser massivement la Pologne. Dans le scénario où la Russie reprend la main en Ukraine, les troupes russes se trouveraient à la frontière polonaise. À mon avis, cela entraînerait une plus grande instabilité.

À quoi ressemble le monde que veut Poutine?
Un autre ordre mondial, une sorte de monde post-occidental. Un monde sans règles.

Est-ce également ce que veulent ses alliés, la Chine par exemple?
La Chine désire aussi un nouvel ordre mondial, mais avec des règles. La Chine, l’Inde, un certain nombre de pays africains et de pays du Moyen-Orient négocient volontiers avec la Russie et n’ont pas la même vision négative de Poutine que l’Occident. Il suffit donc, le cas échéant, de changements dans la structure du pouvoir mondial pour que Poutine étende son influence également.

Poutine pourrait utiliser des armes chimiques comme en Syrie, et il menace d’utiliser des armes nucléaires. Va-t-il aller aussi loin, et comment l’Occident réagirait-il?
Il se pourrait bien qu’il utilise bientôt des gaz toxiques. Joe Biden a déclaré la semaine dernière que l’Occident réagirait de manière «appropriée», mais nous ne savons pas ce que cela signifie. Si Poutine passe à l’acte, l’Occident ne va en tout cas pas utiliser d’armes chimiques en retour. Et c’est précisément là l’objectif de Poutine: montrer que l’OTAN est un tigre de papier et qu’elle n’est pas apte à remplir son rôle de défense collective. C’est vers cela que nous nous dirigeons aujourd’hui, et je pense que c’est dangereux. L’OTAN s’inquiète du fait qu’il pourrait utiliser des armes biologiques ou même une arme nucléaire. Nous devrions tous prendre cette menace très au sérieux. Je pense que s’il utilise une arme nucléaire, il s’agira d’une arme «tactique», utilisée de manière très ciblée en Ukraine, pas pour attaquer les États-Unis par exemple. Cependant, cela aurait également des répercussions sur les pays voisins de l’Ukraine. Il est très difficile de donner une réponse juste à chacune de ces possibilités.

De quoi dépend le choix de Poutine de recourir à l’une de ces armes?
Le danger est réel s’il se sent acculé ou qu’il a le sentiment qu’il pourra rester au pouvoir en les utilisant.

Certains proposent de lui offrir l’asile, par exemple en Suisse…
(Rires) La Suisse n’aimerait certainement pas cela! Plus sérieusement, s’il désire trouver un endroit qui l’accueillerait s’il voulait quitter son pays, il en trouvera un. Mais il a passé presque toute sa vie à diriger la Russie. Il incarne l’image de la grande nation russe. Je ne pense pas qu’il fasse encore la moindre différence entre sa propre personne et l’image de son pays.

A quel point est-il soutenu? Les services secrets sont-ils encore à ses côtés, par exemple?
Il y a des rumeurs sur certains membres des services secrets russes qui ont apparemment été placés en résidence surveillée. Ces rumeurs proviennent surtout d’un très bon journaliste qui a des sources au sein du FSB. Je n’ai toutefois vu cela confirmé nulle part. Par ailleurs, des rumeurs font état de conspirateurs au sein d’autres autorités. Mais là encore, nous n’avons pris connaissance de rien qui puisse réellement menacer Poutine. Son cercle interne semble le soutenir fermement.

Volodymyr Zelensky veut négocier directement avec Poutine. Cela mènerait-il à quelque chose?
Seulement si la Russie veut vraiment arrêter les combats. Un cessez-le-feu pourrait certes être conclu actuellement, mais il ne serait alors que de courte durée. Les négociations en cours sont menées par des négociateurs de bas niveau, je ne pense pas que les Russes les prennent au sérieux. Et j’ai du mal à imaginer que Poutine rencontre Volodymyr Zelensky, parce qu’il ne le reconnaîtrait pas comme son égal. En fait, il ne reconnaît comme ses égaux que Joe Biden, Xi Jinping, et peut-être le Premier ministre indien Narendra Modi. La Russie devrait aussi être prête à faire des concessions. Cela est mal parti, car Poutine est convaincu que l’Ukraine n’est pas un vrai pays.

Vous avez déclaré que la situation ne reviendrait jamais à celle d’avant mars 2021…
Oui, le système avec lequel nous avons vécu pendant 30 ans a pris fin. Le fait que la Russie ait envahi l’Ukraine sans aucune provocation adverse signifie que les règles du jeu ont changé. De plus, les frontières ont été déplacées. Pourquoi Poutine ne ferait-il pas de même avec la Moldavie? Nous devons réorganiser la sécurité européenne. Les Etats-Unis ont déjà déclaré qu’ils allaient déployer des troupes de manière permanente dans certains des «Etats de la ligne de front», ce qui avait été exclu dans l’acte fondateur OTAN-Russie de 1997. Et nous devons repenser la relation entre l’OTAN et les pays non-membres de l’Alliance dans la région. Je suis curieuse de savoir si les Finlandais vont déposer une demande d’adhésion.

Est-ce que ce serait une bonne idée?
Il faut dire que les Finlandais ont déjà combattu la Russie avec succès en 1940, mais l’adhésion à l’OTAN leur donnerait une meilleure protection. Moscou verrait toutefois cela comme une provocation.

La Suisse devrait-elle adhérer à l’OTAN?
Je pense que la Suisse dispose de forces armées très efficaces et qu’en tant que pays neutre, elle s’est plutôt bien débrouillée jusqu’à maintenant. Pour autant que je sache, la Russie n’a jamais menacé la Suisse. Il est donc probable que la Suisse n’ait pas besoin d’adhérer à l’OTAN.

Pensez-vous que les combats vont encore durer longtemps en Ukraine?
Cela pourrait bien durer encore quelques semaines. Je ne pense pas que l’idée que la guerre se termine simplement d’un jour à l’autre soit réaliste. Il pourrait toutefois y avoir une sorte de loi, un cessez-le-feu et des corridors humanitaires, de sorte que les gens puissent se déplacer à l’intérieur du pays.

Volodymyr Zelensky sera-t-il encore président?
Pour l’instant, oui. Mais s’il fait trop de concessions, il devra probablement quitter son poste. Ou la Russie le capturera et le tuera, ce qui était clairement l’intention de Poutine dès le départ.

(Adaptation par Lliana Doudot)

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