Dans «le sang et la merde»
Sur la route de Bakhmout, j'ai vu l'épuisement des soldats ukrainiens

Je reviens de la route de Bakhmout. J'étais à Tchassiv Yar, là où un journaliste de l'AFP a été tué. Puis à Toretsk, une ville minière sous le feu de l'artillerie russe. Partout, l'épuisement des soldats ukrainiens transpire.
Publié: 23.06.2023 à 18:07 heures
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Dernière mise à jour: 24.06.2023 à 12:18 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

Le langage de la guerre, en Ukraine, dit les horreurs et la peur que des mots normaux ne sauront jamais traduire. «Sang, merde et sucre» sont les premiers termes que m’a lâché Shaman, sous-officier des forces spéciales ukrainiennes de retour du front.

Le sang, parce que son commando échoué le long de la route dans son Hummer blindé, en raison d’un pneu crevé, a perdu l’un de ses membres. La merde, parce que les combats sont féroces, bien plus que ne le prévoyait le commandement à Kiev. Le sucre, parce que tous rêvent toujours de victoire et de paix.

Mais de ce sucre-là, personne ne savoure encore le goût. Pour ces conscrits armés jusqu’aux dents, poignard au côté et grenades accrochées à leur gilet pare-balles, chaque village reconquis rime au contraire avec la mort possible.

Une route vide. Plus personne, sauf les militaires et quelques journalistes, n'ose encore s'y aventurer. La route de Bakhmout est maudite.
Photo: Richard Werly
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Des Russes mieux retranchés et mieux équipés

«Les Orques que nous trouvons en face ne sont plus ceux qui fuyaient devant nous à l’automne 2022, concède Shaman, le visage buriné par la saleté. Ils sont bien mieux planqués dans leurs tranchées, mieux équipés aussi.» Les Orques: entendre ce mot-là siffler dans vos oreilles signifie, en Ukraine, que vous approchez bien du front.

Les Orques sont les soldats russes, assimilés aux créatures féroces du «Seigneur des anneaux». Les Orques ont failli avoir raison de Piotr, l’un des soldats du groupe, endormi à l’intérieur du véhicule, son fusil-mitrailleur coincé entre les jambes. «J’ai cru qu’il était mort. Un sniper l’avait pris pour cible. La balle a déchiqueté le tronc voisin d’un arbre», me dit Shaman. Un orage d’artillerie crève le ciel au même moment. Planqués dans les bois voisins, les canons autoportés ukrainiens bombardent les positions russes au-delà du village de Velyka Novosylka.

Le visage de la contre-offensive en cours est celui d’une guerre de plus en plus hybride. En majorité, des combats à distance, à coups de canons, de tanks, de drones et de mortiers. Et ponctuellement, village par village, l’assaut de l’infanterie, lancé par les forces les plus endurcies de l’armée ukrainienne.

Me rapprocher de Bakhmout

Mon objectif était de me rapprocher le plus possible de Bakhmout, la ville martyre, conquise après des mois de furieux combats par les miliciens russes de Wagner. Nous avons donc d’abord emprunté la route qui y conduit en ligne presque directe depuis Druzkhiva, la dernière gare encore en service après Kramatorsk. Une dizaine de kilomètres sans voir un véhicule. Une route fantôme. Un ruban d’asphalte figé sous le soleil, encadré par les arbres.

Puis un tournant, et ce barrage de l’armée ukrainienne qui nous empêche d’aller plus loin. Ce sera donc, comme pour beaucoup de journalistes, l’obligation et les risques des chemins de campagne. D’abord trouver le bon village par GPS. Distinguer le sentier qui contourne les check-points. Puis s’aventurer à travers champs, sans savoir ce que l’on va trouver, en évitant les ornières causées par le passage des tanks et des transports de troupes. Au risque des mines, des barrages et des drones affairés à quadriller le ciel.

Samedi 17 juin, vers 15h. Nous voici au centre de Tchassiv Yar, l’un des points d’appui clé de la contre-offensive destinée à déloger de leurs positions retranchées les forces de Vladimir Poutine. Les premières défenses russes sont à 15 kilomètres. Bakhmout est là, à portée des mortiers les plus avancés de l’armée ukrainienne. La ville est perdue, mais elle continue d’aimanter la mort.

À proximité, Tchassiv Yar est, comme Bakhmout, une terre «de sang et de merde». C’est là que, le 9 mai, un coordinateur vidéo de l’agence France Presse, Arnan Soldin, a perdu la vie lorsqu’une pluie d’obus russes a éventré la mairie, l’ancienne crèche, l’ancien dispensaire, et tout ce qui tenait encore debout. Sergueï, l’une des sentinelles ukrainiennes assises devant l’entrée de l’unique épicerie encore ouverte, nous désigne un balcon, au troisième étage d’un immeuble criblé d’impacts. Un vieux vient de rentrer précipitamment à l’intérieur. Il nous épie.

Sergueï est revenu, voici deux mois, d’un long stage commando au Royaume-Uni. Les images de cet entraînement défilent sur l’écran de son portable. Lieu tenu secret. Identité et nationalité des formateurs aussi: «J’y ai appris à combattre dans la boue, sous une pluie torrentielle, au milieu de ruines, s’énerve Sergueï. Mais ce que l’on ne m’a pas appris: c’est à repérer les salauds qui identifient nos positions et les transmettent aux Russes. Or il y en a, croyez-moi. C’est à cause d’eux qu’on meurt.»

Le vieux est réapparu

Je regarde le balcon fixement. Le vieux est réapparu. Tchassiv Yar est un cimetière à ciel ouvert où les seules traces de vie sont les soldats, planqués sous leurs abris camouflés, et une ultime poignée de résidents. L’un arrive, sur son vélo, à l’épicerie de fortune dont les fenêtres ont explosé, remplacée par des morceaux de bâche plastique. Bakhmout était «sa» ville. Il n’y a rien de pire, en Ukraine, que de lire dans les yeux de votre interlocuteur une incompréhension en forme d’accusation. Piotr dit avoir 76 ans. Il n’a ni casque, ni gilet pare-balles. Il vit au milieu des soldats et dit d’emblée détester les journalistes. «C’est à cause de vous qu’on nous bombarde. Bakhmout, c’est vous. Poutine voulait une victoire pour les médias du monde entier.»

Trois «départs» d’obus font trembler la table de fortune sous laquelle deux chiens errants ont trouvé refuge. Faut-il courir se mettre à couvert? Devant moi, les trois soldats épuisés préfèrent finir d’abord de boire leur soda. Eux aussi ont passé la nuit à quadriller l’un des villages aux alentours. Trois fois, ils ont demandé l’appui de l’artillerie. Qu’ont-ils trouvé? Ils nous montrent deux «trophées» dans le coffre de leur voiture: un casque russe et une veste kaki flanquée d’un Z, la lettre caractéristique des forces russes. La terre tremble à nouveau. Malaise: «Vous verrez, on s’habitue à tout. De toute façon, cette guerre va tous nous engloutir.»

La contre-offensive respire la fatigue et l'usure

J’ai vu la peur sur leur visage. Je l’ai vu aussi sur celui de leurs femmes et de leurs copines, descendues du train à Kramatorsk pour les retrouver en permission. Vue d’ici, la contre-offensive ukrainienne ne ressemble pas aux communiqués de l’État-Major. Elle respire la fatigue, l’usure, l’envie que cette boucherie cesse.

À 15 kilomètres de Bakhmout, le mot «victoire» est dans la bouche de tous les soldats ukrainiens que j’ai interrogés. Mais leur regard en disait plus que leurs paroles. Beaucoup se droguent, comme les soldats russes. L’interdiction de l’alcool dans les zones de combat n’empêche pas celui-ci de circuler.

Le matériel occidental, tanks Bradley américains, Leopard II allemands ou canons Caesar français, a été envoyé plus au sud, du côté d’Orykhiv. Ici, les obusiers et les chars sont tous de fabrication russe. J’ai vu les tankistes repliés dans les sous-bois, juchés sur la carcasse d’un char en attente de remorquage. J’ai vu les artilleurs préparer sur leurs tablettes reliées au réseau satellitaire Starlink, les frappes nocturnes qui s’abattent toutes les nuits sur les «Orques» de Bakhmout.

Des progrès? Impossible à dire sur le terrain

Je ne sais pas si la contre-offensive avance. Impossible à dire sur le terrain. L’information est verrouillée. Les journalistes, même accrédités, sont tenus éloignés par les brigades engagées dans les combats. J’ai vu, à Velyka Novosylka, des paysans découvrir, effarés, les anciens silos à grain explosés par les bombardements et la maison de l’un d’entre eux réduite en cendres par les obus russes.

Velyka Novosylka est «libre». Mais plus personne, sauf un vieux égaré à vélo, n’ose s’y aventurer. L’Ukraine se bat et rêve toujours de vaincre. Cependant, dans le tunnel de désespoir des environs de Bakhmout, le sang et la merde de la guerre interdisent, pour le moment, la moindre lueur de paix.

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