La chronique de Quentin Mouron
Tuer, sans comparaison possible

Depuis les massacres du 7 octobre en Israël, on répète volontiers qu’il ne faut pas «comparer l’incomparable». Au point de s’interdire de penser. S’agit-il d’un nouvel obscurantisme, se demande notre chroniqueur Quentin Mouron?
Publié: 24.02.2024 à 14:08 heures
Quentin Mouron, écrivain

Voulez-vous comparer le sort de l’opposant Alexeï Navalny, assassiné dans une prison russe à celui de Julien Assange qui croupit, malade, dans une ambassade obscure? Voyons ! Il n’y a rien aucun lien entre un opposant politique et un lanceur d’alerte. Aucun lien entre une prison et une ambassade. Cela ne se compare pas. Celui qui irait prétendre le contraire ferait honte à la pensée, serait un adepte du complot, peut-être un nervi d’extrême-droite ou d’extrême-gauche (à force de répéter que les «extrêmes se rejoignent» on finit par y croire).

Voulez-vous tirer un trait entre les bombardements russes en Ukraine et les bombardements israéliens à Gaza? Voyons! Quelle incurie! Comment peut-on même imaginer comparer une agression avec une réponse démesurée? Et d’ailleurs, pourquoi démesurée? Serais-je en train d’oser comparer les Israéliens qui nous ressemblent tant, qui ont tant en commun avec nous, qui dansent volontiers sur Tiktok, ont des humoristes de stand-up aussi pénibles que les nôtres et dont les restaurants proposent volontiers des alternatives végétaliennes, comparer ces gens civilisés, dis-je, avec les Palestiniens moyenâgeux, ataviquement hostiles à la démocratie comme au lait de soja, et sans doute peu soucieux de leur bilan carbone? Où ai-je la tête? 

L’Occident... et les autres

Un grand vent souffle, qui est celui de l’absolu. Ce vent répand le dogme que, quoiqu’il arrive, la vie d’un Européen reste irréductible à celle d’un... comment dire? D’un barbare? D’un métèque? Disons poliment: d’un non-Occidental. Suivant cette règle implicite, on a pu expliquer le plus tranquillement du monde qu’il ne saurait y avoir de lien entre une victime israélienne morte sous les tirs des terroristes du Hamas et une victime palestinienne morte sous les tirs des soldats de Tsahal, et que risquer une telle comparaison était, en définitive, renvoyer dos à dos une organisation terroriste et un État démocratique, quand ce ne serait pas tout bonnement faire l’apologie du terrorisme islamiste. 

Photo: DUKAS

Cela commence par la manière dont on parle des victimes, par la manière dont on les montre. Comme le relèvent Serge Halimi et Pierre Rimbert dans Le Monde Diplomatique: «Comme après chaque attentat en Occident, la presse dresse le portrait individuel de victimes émouvantes tandis que les Palestiniens se trouvent souvent réduits dans les reportages à des ombres anonymes errant dans les décombres». Et ces décombres, on sous-entend qu’ils les ont bien mérités, qu’ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes – sinon, pourquoi ne leur consacrerait-on pas de portraits individuels? 

C’est la manière même de dire, de raconter, de montrer, qui proclame que certaines réalités humaines sont absolues, sacrées, tandis que d’autres sont relatives, profanes; que certaines existences relèvent de la qualité, tandis que d’autres ne relèvent que de la quantité; que certaines ont le privilège de la lettre, c’est-à-dire du récit, tandis que d’autres doivent se contenter du nombre, c’est-à-dire de la statistique. Et l’on ne saurait comparer une lettre et un nombre: c’est là ce qui gît, inavouable, au fond des interdictions de comparer les situations ou les crimes, et souvent les victimes. 

Le démon de l’absolu

Certes, il est des comparaisons qui sont véritablement ignobles, en plus d’être stupides. On peut songer aux montages pixelisés qui ont fleuri sur Facebook durant la pandémie, et qui associaient l’étoile jaune au port du masque, et qui relève tout à la fois du révisionnisme et de la méchanceté crasse. Ou alors aux sympathisants de Poutine qui utilisent les guerres américaines pour justifier la guerre russe, comme si un impérialisme devait en justifier un autre. Ces comparaisons sont connes, dangereuses, et elles déshonorent ceux qui les emploient.

Mais au «démon de l’analogie», pour reprendre à notre compte une expression d’Antoine Compagnon, nous ne saurions répondre par le «démon de l’absolu». À la tentation de comparer l’incomparable, nous ne pouvons répondre par la proclamation dogmatique de l’absolu, qui a toujours été la figure préférée de tous les obscurantismes, qu’ils soient chrétiens, musulmans, soviétiques ou fascistes. 

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