Ils sont jeunes, branchés et néonazis
Voici pourquoi des jeunes passent de l'extrême gauche à l'extrême droite

En 2019, Sina organisait la grève du climat. Aujourd'hui, elle défile avec le groupuscule de droite radicale Junge Tat. Son cas montre à quel point la propagande de l'extrême droite est efficace. Voici l'histoire d'un revirement politique.
Publié: 19.03.2023 à 11:30 heures
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Dernière mise à jour: 19.03.2023 à 11:33 heures
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Fabian Eberhard

«Les plus beaux moments de la vie sont ceux où tu sens que tu es au bon endroit au bon moment.» Cette phrase figure bien en évidence sur le compte Instagram de la jeune Sina*, 20 ans.

Son visage est familier outre-Sarine. La jeune femme, qui avait été beaucoup médiatisée, est une ex-membre de la Jeunesse pour le climat. Mais depuis quelque temps, sa trajectoire interpelle. Des clichés montrent cette activiste bâloise la semaine dernière, rayonnante, au milieu d’un défilé de la Junge Tat, le groupe d’extrême droite le plus actif de Suisse. Avec elle et ses amis à Zurich, une banderole: «Expulser crée des logements.» Oui, il s'agissait bien d'une manifestation contre les réfugiés.

Sina ferait partie aujourd’hui du noyau dur du groupuscule de la Junge Tat – «Jeunesse en action», en français. Mais jusqu’en 2020, cette activiste manifestait exactement de l’autre côté de l’échiquier politique, avec la Jeunesse pour le climat bâloise. Elle était notamment apparue dans les pages de la «Schweizer Illustrierte».

Sina en 2019. Elle était membre de la Jeunesse socialiste et co-initiatrice de la grève du climat à Bâle.
Photo: STEFAN BOHRER
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À l’époque, la jeune femme se démenait plutôt contre la Coop que contre les étrangers. «C’est simplement logique: il ne doit plus y avoir de petits sacs en plastique gratuits dans les magasins!», tonnait-elle dans les colonnes de l’hebdomadaire alémanique.

Dans Blick, Sina avait aussi raconté comment elle avait écrit une chanson de grève avec d’autres activistes climatiques, calée sur le rythme de l’hymne contre le fascisme «Bella ciao», le chant des partisans italiens.

Des amis d’extrême droite ont déjà été arrêtés

Se sent-elle aujourd’hui du bon côté de l’échiquier politique? «Bella ciao est tout à fait indépendamment de son origine une très belle chanson», maintient la jeune femme. Et ce, même si elle s’entoure aujourd’hui de néofascistes.

Sur les réseaux sociaux, des milliers de personnes suivent les vidéos de propagande du groupe Junge tat, produites par des professionnels. Ils sont jeunes, branchés, d’extrême droite, et les autorités de sécurité s’en inquiètent. «Ils ont de plus en plus le courage de se montrer sur la scène publique et de chercher la confrontation», s’alarme le Service de renseignement de la Confédération (SRC).

Les meneurs du groupe, avec lesquels Sina entretient des relations amicales étroites, ont en effet déjà été arrêtés à plusieurs reprises. En 2021, le parquet a condamné plusieurs de ces jeunes hommes pour discrimination raciale, infraction à la loi sur les armes et dommages à la propriété. Selon l’ordonnance pénale, ces individus ont propagé «l’idéologie du national-socialisme» et discriminé «le groupe des juifs et celui des personnes à la peau foncée». De quoi effectivement susciter la crainte.

Elle apparaît dans leurs vidéos

L’ancienne activiste climatique apparaît sur plusieurs de leurs vidéos diffusées en ligne. Dans des images qui ont récemment circulé sur Telegram, deux des meneurs de Junge Tat ont pris leurs distances avec les crimes que nous avons mentionnés. Dans une interview, ils admettent avoir fait des erreurs, motivées par «l’insouciance de la jeunesse». L’entretien a été réalisé par Sina.

Le visage de la jeune Suissesse était aussi visible sur les réseaux en avril 2022. Elle se promenait alors avec le groupe dans les forêts de Winterthour (ZH). En décembre, elle a aussi présenté un théâtre de rue contre les islamistes à Schaffhouse. Le portail en ligne Nazifrei, géré par des radicaux de gauche, a récemment écrit sur Sina et ses agissements d’extrême droite. Car la Bâloise était également présente lorsque le Junge Tat a perturbé une leçon de lecture de drag-queens pour enfants au Tanzhaus de Zurich en octobre dernier, cagoulée et avec des fumigènes.

«Évolution politique constante»

Mais comment expliquer un tel virage à 180 degrés, amorcé en si peu de temps? Comment Sina a-t-elle atterri au milieu de militants d’extrême droite? La jeune femme a accepté de s’exprimer. Et elle nie toute rupture dans sa trajectoire. «Je ne qualifierais même pas ça de changement, répond tranquillement Sina. Il s’agit plutôt d’évolution politique constante.»

Le facteur décisif pour quitter la grève du climat? La «thématique du genre» et «l’attitude de refus de discussion» de ses anciens compagnons de lutte à ce sujet, détaille-t-elle. Aujourd’hui, elle préfère s’engager «dans le domaine de la politique familiale et dans la recherche de solutions à la crise migratoire actuelle», tranche-t-elle.

Les thématiques semblent pour le moins assez peu proches. Pas de changement dans ses valeurs politiques, vraiment? Non, la protection de la nature est toujours importante pour elle, assure Sina. La droite radicale s’est entre-temps également emparée du sujet, justifie-t-elle. Montrant une vidéo, dans laquelle deux leaders de Junge Tat présentent un magazine écologique issu du mouvement identitaire d’extrême droite.

«La durabilité, la protection de la nature et l’écologie sont les piliers centraux d’une vision patriotique du monde», déclare l’un d’eux face caméra. Pour ces jeunes, les causes des problèmes environnementaux sont le libéralisme, l’économie de marché, mais surtout la «migration excessive», tonnent-ils.

Un argument entièrement rejeté par les activistes suisses de la Grève du climat. Début mars, ils ont publié un communiqué de presse pour prendre avec véhémence leurs distances avec toute forme d’écofascisme. Cette prise de position publique a été motivée par de faux autocollants portant le logo de la grève du climat, collés sur les murs de plusieurs villes. On pouvait y lire: «Save the bees not refugees» («Sauvez les abeilles, pas les réfugiés»). Or, de nombreux éléments indiquent que les autocollants proviennent de la Junge Tat.

«Elle était gentille et très engagée»

Qu’en disent les membres de la grève du climat de Bâle, qui ont manifesté avec Sina en 2019 pour la justice climatique? L'agacement prédomine. «Nous nous entendions bien avec elle, explique un militant qui souhaite rester anonyme. Elle était gentille et très engagée.»

Pourtant, «avec le recul», son départ n’est pas totalement surprenant, concèdent certains membres. Elle n’a jamais tenu de propos ouvertement discriminatoires, mais sa vision du monde avait déjà à l’époque des tendances ésotériques et en partie antiféministes. Il n’y a pas de place pour cela dans la grève du climat, assènent-ils. «Nous sommes solidaires des personnes du Sud et ne rejetons pas la faute sur des individus», poursuit l’activiste.

Sina avait également fait des vagues dans une chorale de jeunes filles de Bâle, où elle a chanté pendant de nombreuses années. En 2021, elle l’avait quittée pour des raisons politiques. «Je ne me sentais plus à l’aise à cause du comportement idéologique et borné de mes camarades chanteuses», explique-t-elle.

Signe de l’efficacité de la propagande

Or, le cas de Sina n’est pas isolé. Cette attirance pour le mouvement d’extrême droite Junge Tat serait bien plus que la simple recherche d’identité d’une adolescente. C’est aussi un signe de l’efficacité de la propagande du groupe. Avec ses actions adaptées à Instagram et ses vidéos professionnelles, la Junge Tat a rendu l’extrémisme de droite sexy pour les jeunes. Sina reconnaît d’ailleurs que son premier point de contact avec le groupe a été une vidéo dans laquelle le groupuscule faisait une action.

Le cerveau derrière ces petits films? Manuel C.**, 22 ans. Cet habitant de Winterthour a étudié la visualisation scientifique à la Haute école d’art de Zurich, jusqu’à ce que la direction le mette à la porte en 2020. Motif: il a perturbé un cours en ligne en criant «Heil Hitler!».

La même année, Manuel C. a rassemblé une poignée de jeunes hommes derrière lui et a fondé la cellule néonazie «Eisenjugend». Sur leur canal Telegram est partagé le manifeste du terroriste de droite de Christchurch, qui a abattu 51 musulmans et musulmanes. Chez lui, le jeune Suisse stockait des armes. Et il est aujourd’hui l’un des chefs de file de la Junge Tat.

Sina n’est que le dernier exemple en date des revirements qui s’opèrent chez les jeunes. Récemment, elle a distribué des flyers avec Manuel C. à la gare de Saint-Gall, qui demandaient «Des routes sûres grâce à des frontières sûres». Sur Instagram, elle se présente dans un pull-over qu’elle a tricoté elle-même et sur le dos duquel figure la rune Tyr, le signe de reconnaissance de la Junge Tat… et des anciennes écoles de dirigeants du Reich sous Adolf Hitler.

En Allemagne, ce symbole est interdit. Mais selon Sina, la rune est pour elle un ancien symbole germanique de force et de changement. Elle affirme se distancier du national-socialisme.

Sina a perdu son emploi

C’est le jeu habituel de la Junge Tat avec la rhétorique néonazie. Le leader Manuel C. l'a bien compris: une propagande d’extrême droite trop évidente décourage les jeunes. C’est aussi pour cette raison qu’il s’est détourné de la scène néonazie traditionnelle.

Avec le Junge Tat, il évolue dans le cercle de la mouvance identitaire orientée vers l’action. Des patriotes branchés à l’extérieur, mais toujours des militants d’extrême droite en coulisses. Il ne faut pas s’y tromper.

De nombreux membres de la Junge Tat subissent malgré tout les conséquences de leur activisme au quotidien. Et Sina aussi. Au début de l’année, elle a perdu son emploi d’assistante dans une école spécialisée. Ce licenciement ne l’a pas empêchée de se tourner vers l’extrême droite. Elle se définit désormais comme une artiste et affirme se moquer de ce qu’on dit d’elle. Pas de doute, elle considère qu’elle se trouve au bon endroit. En tout cas pour le moment.

*Nom modifié

**Nom connu de la rédaction

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