Réponses d'un psychologue
Pourquoi sommes-nous fascinés par les serial killers?

Les séries «true crime», qui reviennent sur des grandes affaires criminelles souvent sordides, se multiplient sur nos écrans. Et font un carton d’audience. Le psychologue et psychanalyste franco-suisse Saverio Tomasella analyse cette tendance.
Publié: 23.10.2022 à 17:29 heures
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Dernière mise à jour: 23.10.2022 à 17:32 heures
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Margaux BaralonJournaliste Blick

Peut-être avez-vous dévoré les dix épisodes de «Dahmer», la série Netflix sur le «cannibale de Milwaukee» qui torturait, tuait et même mangeait des jeunes hommes. Ou suivi avec attention la traque du tueur Luka Magnotta dans «Don’t f*ck with cats», un documentaire également diffusé sur la plateforme. Ou encore regardé le parcours de Ted Bundy. Si c’est le cas, vous n’êtes pas seul: les «true crimes», ces fictions ou documentaires qui reviennent sur une affaire criminelle bien réelle, sont partout sur nos plateformes de streaming. Et bien souvent, elles font un carton d’audience.

Pour tenter de comprendre cet engouement généralisé pour des faits divers sordides, Blick est allé poser quelques questions à Saverio Tomasella, psychologue et psychanalyste franco-suisse, auteur notamment de «Renaître après un traumatisme».

Comment expliquer l’engouement général pour les séries «true crime»?

L’une des premières choses qui explique l’audience de ces séries, c’est que plus le monde est catastrophiste, plus les médias font la compétition des mauvaises nouvelles, plus certaines personnes ont besoin de se plonger dans des fictions encore plus noires. On se rassure sur le fait qu’il y a pire que ce que les médias annoncent, et surtout pire que nous. Certaines personnes ont des idées suicidaires, mais aussi des fantasmes de meurtre ou qui relèvent d’une sexualité déviante. Cela les rassure de constater qu’il y a des psychopathes pires que ce qu’eux-mêmes peuvent imaginer. S’il y a pire, cela veut dire que cela va pour eux.

Dernier phénomène en date: «Dahmer», la série qui retrace les atrocités commises par Jeffrey Dahmer et qui a fait polémique pour son traitement des victimes.
Photo: Shutterstock

Et puis pour une partie de la population, la jouissance se situe nettement du côté du sado-masochisme, du fait de faire souffrir l’autre. Dahmer était un homosexuel fétichiste qui a poussé jusqu’au bout (comme tous les psychopathes) ce fantasme de possession de l’autre.

Mais tous les spectateurs ne sont pas sociopathes en puissance…

Non, et d’ailleurs à l’autre bout du spectre, on peut retrouver aussi des personnes qui ont été traumatisées, ont subi des incestes, des viols, des violences. Tant que le traumatisme n’est pas soigné et guéri, cela crée une espèce d’attirance malgré soi pour les mêmes types de violence et de système de brutalité. Comme si c’était une façon inconsciente de chercher à comprendre ce qui nous était arrivé.

Évidemment, il y a aussi des personnes entre les deux, attirées par le marketing et le battage médiatique autour de ces séries à succès. Et d’autres explications sont possibles. J’ai reçu il y a peu un homme de 38 ans, habitant d’une grande ville et grand amateur de séries sur Netflix. Il m’a confié qu’il se sentait tellement anesthésié par son existence ennuyeuse et fatigante, rythmée par le temps passé dans les transports en commun matin et soir, un travail dans l’industrie, plombée par la morosité ambiante, qu’il ne ressentait plus d’émotions. Pour lui, la seule façon de ressentir des émotions est de regarder des séries très violentes. Et plus il se sent anesthésié au fil des années, plus il cherche des programmes violents. Le problème des plateformes de streaming, c’est que nous n’avons que des chiffres bruts mais nous ne savons rien des spectateurs.

Beaucoup de ces séries mettent en lumière des tueurs en série. Pourquoi est-on fascinés par eux?

La question de la fascination est difficile. Elle est souvent teintée d’ambivalence, de paradoxe. On peut être fasciné, et souvent on l’est, par des choses qui nous dégoûtent, nous révoltent. Cela n’a rien de nouveau. Quand au Moyen-âge ou pendant l’Inquisition, les gens allaient assister à des exécutions publiques, il y avait déjà cette attirance pour des actes extraordinaires (au sens littéral du terme) violents, brutaux, qui attirent autant qu’ils horrifient. Avec les «true crimes» c’est pareil, c’est comme si on était saisis d’épouvante mais qu’on n’arrivait pas à se détacher de son écran. Il y a une espèce d’hypnose, quelque chose nous happe. Les créateurs de séries contemporaines le savent très bien. Le fait de traumatiser un spectateur ou une spectatrice engendre une fascination hypnotique qui va capter l’audience jusqu’à la fin de la série.

Y a-t-il une spécificité justement de la série, puisqu’elle est faite d’images, par rapport par exemple aux romans policiers?

Oui parce qu’on plonge dans l’image. Et lorsqu’on est saisi par les images, on n’arrive pas à s’en détacher, sauf à avoir beaucoup de volonté. Avec un livre, c’est à notre cerveau de faire le chemin de créer des images. Il sera donc toujours plus facile de poser un livre. Devant un film ou une série, ce n’est pas vraiment nous qui choisissons, nous sommes soumis. Il y a un déséquilibre de pouvoir, nous sommes dominés par le producteur, le réalisateur ou le scénariste. On nous impose des scènes, même celles qu’on ne veut pas voir.

Pour revenir aux tueurs en série, n’y a-t-il pas aussi une sorte de désir de comprendre leur personnalité pour expliquer des actes si atroces qu’ils sont a priori inexplicables?

Effectivement, cela nous met dans une posture d’enquêtrice ou d’enquêteur. On est face à une telle énigme humaine qu’on a envie de comprendre ces psychopathes. Dans les relations avec les personnes perverses, on croit pouvoir comprendre la maltraitance, la destructivité de l’autre. On croit qu’on va être plus fort que ça et qu’on va pouvoir expliquer ce qui s’est passé. Que ces personnes spectatrices aient vécu et aient déjà été dans cette posture ou pas, je pense que cela peut expliquer au moins en partie une fascination.

L’autre phénomène, c’est qu’il y a en nous une attirance très forte pour les personnages cyniques, arrogants, sûrs d’eux, qui imposent leur loi. Comme si nous, dans notre vulnérabilité d’humain moyen qui a des difficultés à se faire entendre au travail ou à faire face à son banquier, nous envions ces personnes capables de s’affirmer, de tenir bon et d’aller au bout de ce qu’elles veulent. On peut, malgré soi, se laisser impressionner par des salauds sans scrupules ni remords. D’autant que ces personnages viennent mettre à mal une hypocrisie phénoménale du monde actuel, qui se veut rationnel et adopte un langage lissé, depuis les politiques jusqu’aux coachs en développement personnel. On nous parle de positivité en permanence. Cela devient une injonction et les gens en ont ras-le-bol. Donc dans les séries, vive les anti-héros! Eux au moins ne font pas semblant d’être gentil et positif. L’hypocrisie sociale ne fait que renforcer la vérité des gens qui ne trichent pas avec eux-mêmes.

Par ailleurs, les «true crime» n’imaginent pas des psychopathes mais s’appuient sur des personnalités bien réelles…

J’ai rencontré récemment l’écrivain Franck Thilliez (également scénariste, auteur de polars, NDLR) qui me disait, et il a raison, que les romans et les films sont toujours en-deçà de la réalité. Ce que nous, professionnels, entendons, est toujours supérieur en gravité et en horreur. Il est possible que les films et les séries soient allés au bout de ce que la fiction pouvait proposer. Et depuis une petite dizaine d’années maintenant, les scénaristes et réalisateurs se font une sorte de devoir d’aller plus loin. Il y a une inflation de l’horreur. Les producteurs sont sûrs de trouver leur audience, cela leur rapporte plus gros que de faire moins violent.

Certains détracteurs des «true crimes» ont d’ailleurs peur que ce soit un cercle vicieux et que ces séries poussent les spectateurs à devenir violents. Qu’est-ce vous en pensez?

Il n’y a aucun moyen de savoir si les «true crimes» fabriquent de nouveaux psychopathes ou de nouveaux pervers. Peut-être que oui. Peut-être que cela ne change pas grand-chose à l’affaire. On le saura dans dix ou vingt ans. Ce qui est vrai, c’est que la violence sur les écrans peut déclencher une psychopathie jusqu’alors compensée. C’est ce qu’on appelle un passage maniaque. Certaines personnes ne sont pas dangereuses tant qu’elles ne sont pas dans ce passage maniaque, et voir une telle violence peut réveiller une phase maniaque.

En tant que psychologue-psychanalyste, trouvez-vous inquiétant que les gens regardent autant de «true crimes»?

Ce qui est inquiétant, c’est qu’on est passé des générations du refoulement aux générations du déni. Aujourd’hui, les jeunes notamment vivent des micro-traumatismes à chaque fois qu’ils voient des choses violentes. Plutôt que de se protéger d’une information qui les gêne (le principe du refoulement), ils font comme si elle n’avait jamais existé pour se blinder. Résultat, ils peuvent être super-intelligents, observateurs, productifs, très à l’aise avec le virtuel, mais peu capables de parler de choses graves. C’est une espèce de fonctionnement sur-adapté à un monde violent, mais qui complique la vie psychique puisqu’il devient difficile d’éprouver des émotions et des sentiments authentiques. Cela génère des soucis dans les relations durables aux autres. Il est important que cette adaptation à la violence (qui ne vient pas que des séries, mais aussi des films, des jeux vidéos et des informations) ne se fasse pas au détriment des sentiments profonds.

Dans le cas de la série «Dahmer», certaines familles des victimes du tueur ont vertement critiqué la fiction, expliquant qu’elles n’ont pas été consultées pour sa fabrication et que cela leur fait revivre une expérience très traumatisante…

Imaginons que vous ayez un enfant, un frère, un ami tué, dépecé et/ou violé par ce type-là. C’est trop intime, vous n’avez pas envie de voir ça. C’est aussi leur liberté de dire qu’elles ne sont pas d’accord. La guérison d’un traumatisme s’effectue en permettant au système nerveux de s’apaiser et de quitter l’état de stress et d’alarme qui est celui du traumatisme. Le problème de ces séries très violentes, c’est qu’elles activent en nous le système nerveux qui vient répondre à un danger. Elles nous mettent en état d’alarme. Pour les personnes traumatisées, il y a une espèce de redoublement, de renforcement du stress post-traumatique. C’est antithérapeutique. Je comprends donc que ces familles soient offusquées. Cela ne veut pas forcément dire qu’il faut censurer la série.

Selon vous, que devraient donc faire les diffuseurs, producteurs ou réalisateurs de «true crimes» vis-à-vis des victimes ou de leurs proches?

Il devrait y avoir une loi qui protège les victimes de tous ces actes violents jusqu’à leur mort. Il faudrait que les réalisateurs ne puissent faire une fiction ou un docu-fiction qu’après la mort de ces personnes ou avec leur accord express. Dans ce cas, leur participation à la construction de l'œuvre devrait être envisagée. Cela peut d’ailleurs être thérapeutique de participer. Mais si on découvre la série à la fin, il peut y avoir des imprécisions, des injustices qui peuvent être terribles. Cela peut faire sortir de l’anonymat des gens qui essayaient toujours d’oublier. Ce n’est vraiment pas une bonne chose. Bien sûr, il y a la liberté de l’artiste. S’il raconte sa vie ou ses fantasmes, il est libre de le faire. Mais parler de quelqu’un d’autre, c’est l’impliquer. C’est une liberté beaucoup plus limitée.

«Renaître après un traumatisme», Saverio Tomasella, éditions Eyrolles

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